JETRO dans la presse

Japan Inc., le retour
par Eric Chol


L'Express, 4 mars 2005 — Métro n° 2805 / p. 130 —
Reportage, Infographie, Economie, Reportage — 013027E

Après la crise, la reprise? La croissance revient dans l'archipel, dopée par les échanges avec le voisin chinois. Puces, écrans plats, photos numériques... le pays mise à fond sur ses atouts technologiques et, même, relocalise.

Les autorités japonaises ont une certaine expérience en matière de tremblements de terre. Au point d'anticiper le bilan du futur Big One, s'il devait frapper Tokyo. Très précise, une étude publiée récemment par le gouvernement prévoit qu'un séisme de magnitude 7,3 provoquerait la mort de 11 000 personnes dans la capitale, dont 200 dans le déraillement d'un Shinkansen (TGV), laisserait 7 millions d'autres sans abri et se solderait par 834 milliards d'euros de dégâts. Un cinquième de la richesse nationale réduit à l'état de poussière et de gravats.

Mais c'est une autre secousse qui agite l'archipel nippon depuis quelques mois: celle de la reprise économique. Après dix ans d'encéphalogramme plat, le Japon renoue - enfin - avec la croissance. Les grands magasins et les restaurants de Tokyo se remplissent de nouveau. Les boutiques d'électronique écoulent sans discontinuer téléviseurs à grand écran extraplat et téléphones portables de troisième génération, ceux qui servent aussi d'appareil photo, de porte-monnaie, de ticket de métro ou encore de baladeur musical. Aux Etats-Unis, Toyota, Nissan et Honda redressent la tête et taillent des croupières à leurs concurrents.

Certes, ce n'est jamais que la quatrième fois en dix ans que l'on annonce le retour de la croissance au Japon. Et le brutal trou d'air enregistré l'été dernier, qui s'est traduit par une minirécession, montre à quel point la prudence est de rigueur. Pourtant, cette fois-ci, au-delà des statistiques, un constat s'impose: le deuxième géant économique mondial, dont le PIB a crû de 2,6% en 2004, clignote à nouveau sur le radar des investisseurs. L'an passé, les échanges commerciaux du pays ont progressé de 27%, dopés par l'appétit insatiable du voisin chinois, devenu le premier partenaire commercial du Japon, devant les Etats-Unis. Car les exportateurs nippons profitent en priorité des 8% de la croissance chinoise: ainsi, c'est bien grâce à ses ventes en Chine que Nippon Steel, le géant de l'acier, prévoit de quintupler ses bénéfices cette année (1,4 milliard d'euros).

Assisterait-on à la renaissance du dragon asiatique? Pas tout à fait encore, vu les boulets financiers qu'il traîne derrière lui. Mais, si ses contours sont encore flous, la nouvelle puissance industrielle japonaise, redessinée à la serpe des Carlos Ghosn et autres chasseurs de coûts, est, cette fois-ci, bien armée pour résister au rouleau compresseur chinois. Après les excès de la bulle financière des années 1980, les Japonais reprennent confiance en eux. Sharp, Canon, Toshiba et les autres dépensent des milliards de dollars pour construire de nouvelles usines dans leur propre pays. Pr écisément au moment où l'Europe lutte contre la désindustrialisation. Car, désormais, le Japon sait qu'il n'a plus le choix. Face à la rapide montée en puissance de la Chine et à l'émergence programmée de l'Inde, les 127 millions de Japonais privés de toutes ressources naturelles n'ont guère qu'une carte à jouer, mais elle est maîtresse: leur avance technologique.

Fini le temps des lamentations sur les délocalisations. En dépit des salaires 30 fois plus élevés qu'en Chine, les samouraïs croient de nouveau en l'avenir industriel de leur pays. «Re-lo-ca-li-ser: voilà leur cri de guerre du moment, repris en chœur par tous les dirigeants du pays», explique un diplomate européen en poste à Tokyo. Ceux-ci sont convaincus qu'un partage des rôles est possible: à l'empire du Milieu, l'assemblage et l'industrie bon marché; au Japon, le savoir-faire et la technologie.

Tirer parti du filon chinois

Déjà, le volume des investissements japonais en Chine (4 milliards de dollars) a doublé depuis 2000. Toshiba emploie 17 000 personnes dans sa quarantaine de filiales chinoises. Sharp vient de terminer la construction d'un nouveau site dans la région de Shanghai, pour fabriquer des téléviseurs à cristaux liquides. Mais, exemple type du nouveau partage du travail, le n° 1 mondial du secteur s'apprête également à investir au Japon 1 milliard d'euros dans une usine destinée à fabriquer les plus grands écrans plats du monde, le dernier cri de la technologie. Canon, n° 1 mondial de la photo numérique, dépense 200 millions de dollars pour produire près de 6 millions d'appareils dès l'année prochaine sur l'île de Kyushu, dans le sud-ouest du pays. Dans la même région, les sous-traitants de Toyota, deuxième groupe mondial de l'automobile, investissent 350 millions de dollars.

Même les petits entrepreneurs, campés sur des créneaux de haute technologie, tirent profit du filon chinois. On en croise beaucoup dans le quartier industriel d'Ota, à l'extrême sud de Tokyo, bien que, des 9 000 sociétés présentes en 2000, il n'en reste qu'à peine plus de la moitié. Beaucoup n'ont pas survécu à la crise et à l'effondrement de leurs carnets de commandes, mais Nishii fait partie des survivantes. Cette société familiale, née après la Seconde Guerre mondiale, est spécialisée dans l'usinage de composants d'appareils photo numériques. «Pour suivre nos clients, nous avons décidé d'ouvrir un centre de production à Shanghai», explique le patron, Norikazu Nishii. Il vient d'y embaucher une quinzaine de personnes tout en conservant les 21 personnes qu'il emploie au Japon. Même si l'avantage salarial paraît évident - un ouvrier japonais coûte 300 000 yens par mois (soit 2 100 €), contre 10 000 yens pour son homologue chinois (72 €) - le jeune entrepreneur soutient que: «A condition de disposer d'une niche technologique, on peut continuer de produire au Japon.»

« Naturellement, le Japon reste une nation industrielle et le coût du travail est souvent un faux problème, dans la mesure où celui-ci ne représente que 5% du total», résume Taizo Nishimuro, président sortant de Toshiba. Ainsi, en août 2003, l'ancienne gloire de l'électronique Kenwood a rapatrié une usine de lecteurs de minidisques de Malaisie, où pourtant le coût du travail est quatre fois moins élevé. Mais Haruo Kawahara, un vétéran de Toshiba, appelé en 2002 à la rescousse de Kenwood, ne regrette pas sa décision. Dans la nouvelle usine largement automatisée, 7 personnes suffisent pour assurer la production d'un appareil, contre 22 en Malaisie. Grâce à la chasse au gaspillage et à la réduction des frais de logistique et de transport, le coût de fabrication a été réduit de 10%! Après trois années de pertes, Kenwood a renoué, dès 2003, avec les bénéfices. Mais comment M. Haruo Kawahara a-t-il fait? L'entreprise, mal en point, n'a certes pas échappé à une diète sévère: depuis 2001, la dette a été divisée par trois, les effectifs par deux, tandis que le chiffre d'affaires a fondu de 40%. Néanmoins, le budget de recherche, lui, a crû de 50% l'an passé. «Nos industriels ont compris que leur avenir est lié à leur capacité à investir dans la recherche», se félicite Hiroshi Tsukamoto, président de la Japan External Trade Organization (Jetro), l'organisme japonais du commerce extérieur.

Souvenez-vous du Walkman, inventé par Sony en 1979. Ou du succès de l'iMode, cette batterie de services attachée au téléphone portable de la troisième génération, lancée dès la fin de 2001 par l'opérateur NTT DoCoMo. Les Japonais n'ont rien perdu de leur capacité à innover, bien au contraire. Une visite chez Geltec, une société créée en 1988, suffit pour s'en convaincre. Ses ingénieurs ont mis au point un gel magique, capable d'amortir les chocs. Démonstration dans le showroom de l'entreprise, à proximité de la grande gare de Tokyo: un employé laisse tomber un œuf (frais!) dans un récipient tapissé du fameux gel, sans briser la coquille. Dans la salle d'exposition sont déclinées les multiples applications industrielles du procédé: vêtements de protection, chaussures de tennis absorbant les chocs ou circuit imprimé capable de résister aux vibrations… Sans parler du matelas Yoyo, conçu pour éviter la formation d'escarres chez les personnes dépendantes (elles sont 2,5 millions au Japon). Mis en vente depuis trois ans, le matelas réalise un carton commercial… prévisible, dans un pays où l'on recense 23 000 centenaires.

Un budget matière grise élevé

C'est donc là, cachée dans les bourrelets de ce lit, sous la coque des derniers téléphones portables ou dans les cerveaux électroniques des robots de demain, que se trouve la clef de la réussite du made in Japan. A savoir son effort de recherche (3,35% du PIB), qui place le pays en tête des grandes puissances: le Japon consacre quatre fois plus d'argent que la France à ses cerveaux et compte 650 000 chercheurs, contre 177 000 dans l'Hexagone… Mais la différence ne s'arrête pas là. A l'instar de Kenwood, les entrepreneurs nippons n'ont, en dépit des restructurations financières en cours, jamais cessé de préparer leur avenir. Cet effort est souligné par l'OCDE dans un rapport publié en décembre 2004: «Au Japon, la recherche et développement effectuée par les entreprises a fortement progressé, passant de 2,12 à 2,32% du PIB entre 2000 et 2002 - tandis que l'Union européenne affichait des gains limités.» Nos sociétés tricolores, dont l'effort de recherche s'élève à 1,2% du PIB, peuvent en prendre de la graine! Selon les chiffres publiés dans leurs rapports annuels, Alcatel, Thomson, France Télécom ou Total ont tous réduit leurs dépenses de R & D entre 2001 et 2003. A l'inverse, Canon y a consacré 275 milliards de yens en 2004 (soit 2 milliards d'euros), contre 195 en 2000. De même, si Toshiba a réduit ses effectifs de 30 000 personnes depuis 1995, il n'a jamais sacrifié son budget de matière grise. «Tant que cette évolution technologique très rapide durera, le Japon pourra maintenir son avantage industriel», résume Hajime Sasaki, président du groupe NEC, autre géant de l'électronique japonais, passé lui aussi par la moulinette des restructurations.

Chômage et faillites en net recul

En réalité, la purge financière de ces dernières années a touché tout le monde. «Tous les groupes ou presque se sont remodelés, absorbant les excès du passé», analyse l'économiste Haruo Shimada, conseiller spécial du gouvernement. «Nous n'avions pas d'autre choix que de changer de fond en comble nos structures, en abandonnant notre style traditionnel au profit du modèle de l'entreprise globale», explique Taizo Nishimuro, propulsé président de Toshiba en 1996. Quitte à écorner quelques grand principes sacrés, comme celui de l'emploi à vie ou de la carrière à l'ancienneté. Matsushita, connu du grand public à travers sa marque Panasonic, n'avait jamais licencié un seul employé depuis sa création en 1918: en trois ans, ses effectifs au Japon ont fondu de 149 000 à 119 500. Même régime minceur chez Toshiba, dont le nombre d'administrateurs est passé de 33 à 12 et où les effectifs du siège ont été divisés par cinq. «Le seul département à s'être étoffé, raconte le président, est celui des auditeurs financiers, qui compte 75 personnes, contre10 auparavant.» Et pour cause: les gestionnaires des entreprises sont désormais surveillés de près. Les investissements hasardeux ou les projets pharaoniques sont bannis. Fini, l'époque où Sony brûlait son argent en s'offrant la Columbia Pictures, à Hollywood, et Mitsubishi, le Rockefeller Center, à New York. Les bilans financiers ont été assainis et, sous l'impulsion de Heizo Takenaka, le bouillant ministre chargé de la politique économique et budgétaire, les mauvaises dettes des établissements financiers ont été divisées par deux entre 2002 et 2004. La justice, elle, traque les indélicats, comme en témoigne l'arrestation début mars de Yoshiaki Tsutsumi, l'un des anciens magnats de la bulle immobilière.

Allégée, modernisée, la «Japan Inc.» va mieux, beaucoup mieux même, à voir les confortables bénéfices dégagés par ses mastodontes industriels. La conjoncture aidant, le chômage a reculé (4,7%) et le nombre de faillites est au plus bas depuis 1991. Mieux: les grandes entreprises esquissent de nouveau des plans d'embauche pour les jeunes diplômés, à l'instar de Toyota Motor, prévoyant de recruter plus de 3 000 personnes au printemps 2006.

Encore faut-il éviter de noyer le moteur de la reprise économique, encore timide. Or les menaces sont nombreuses. Du côté des entreprises, tout d'abord, confrontées à plusieurs incertitudes. Toutes n'ont pas achevé leur mue. Si Canon, Toyota ou Nissan semblent sorties d'affaire, c'est loin d'être le cas de Mitsubishi, de Pioneer ou même de Sony, en pleine crise d'identité. De plus, le Japon doit conserver son avance technologique. «Veillons à ne pas délocaliser notre savoir-faire, sinon le Japon n'aura plus de raisons d'être», avertit le président de NEC. Voilà pour les principes. Mais, au quotidien, les industriels japonais sont moins regardants. Le groupe Matsushita a ainsi annonc é en février qu'il recruterait 2 000 jeunes ingénieurs en Chine au cours des trois prochaines années, deux fois plus qu'au Japon.

Enfin, l'embellie de la conjoncture pourrait être éphémère. Les chefs d'entreprise s'interrogent sur la pérennité de l'eldorado chinois, mais aussi sur leurs marges, écrasées par la pression exercée sur les prix par leurs concurrents asiatiques, ainsi que par la flambée des cours des matières premières, de l'acier ou du pétrole.

Deuxième risque pour la reprise économique, la hausse des prélèvements obligatoires. Personne n'a oublié à Tokyo l'effet désastreux qu'avait provoqué en 1997 le relèvement de la taxe sur la consommation. Or la marge de manœuvre du gouvernement de Junichiro Koizumi est étroite. Les caisses de l'Etat sont vides: avec un déficit budgétaire de 7,5% du PIB et une dette publique supérieure à 160% du PIB, le pays serait d'ailleurs recalé immédiatement à l'examen d'entrée de l'Union monétaire européenne! Rapportée par habitant, la dette japonaise atteint 42 000 €, soit trois fois plus qu'en France. Dans un pays où 1 habitant sur 5 a plus de 65 ans, la facture des retraites ne va cesser de s'alourdir. Inutile de compter sur les futures générations pour les financer: la croissance démographique est au plus bas depuis 1945. Et les jeunes Japonaises ne sont guère enclines à procréer: selon un sondage paru dans le journal Yomiuri Shimbun, 73% des femmes célibataires se déclarent «heureuses, même sans se marier», soit 10% de plus qu'en 2003! Pour l'heure, les Japonais puisent dans leur épargne pour assurer leurs vieux jours, mais le gouvernement sait déjà qu'il devra relever la fameuse TVA.

« Les Japonais ont le cartel dans le sang»

C'est le troisième risque: la reprise de la consommation - principal moteur de l'économie, avec 57% du PIB - est très fragile. Des années de rigueur et la précarisation de l'emploi ont rogné le pouvoir d'achat des Japonais. Si la courbe des profits s'envole, celle des salaires pique du nez. «Entre 1998 et maintenant, le salaire moyen a baissé de 420 000 yens (3 000 €) à 380 000 (2 720 €)», rappelle Shumpei Takemori, professeur d'économie à l'université de Keio. D'où l'émergence d'un débat que l'on connaît bien en France, sur la répartition des gains de la croissance. «Les entreprises sont en bonne santé et renouent avec les profits: il est temps d'en faire profiter les salariés», assène un grand banquier à Tokyo. Justement vient de s'achever la période du shuntô, c'est-à-dire «le combat de printemps», la période des négociations salariales. Face à l'envolée des bénéfices des entreprises cotées (91 milliards d'euros pour l'année 2004), les syndicats se sont montrés plus mordants: ceux de Toyota ont obtenu une prime de 17 000 € par employé. «La plupart des entreprises vont distribuer de plus gros bonus que dans le passé», assure le président de Toshiba. Expliquant dans la foulée que cette promesse vaut surtout pour les autres.

Dernière préoccupation, avant de célébrer le renouveau de l'archipel, les Japonais doivent apprendre à se méfier… d'eux-mêmes! Chassez le naturel au pays du Soleil-Levant, il revient au galop. Affaiblie, la bureaucratie? «Il faut voir les patrons venir s'incliner devant le représentant du Miti [ministère de l'Economie, du Commerce et de l'Industrie] à l'occasion des vœux de nouvelle année, pour comprendre que ce dernier n'a rien perdu de son pouvoir», persifle un témoin. De même, la bronca suscitée par la tentative d'OPA effectuée le mois dernier par un jeune patron d'un portail Internet, jean, pull rose et cheveux ébouriffés, sur une chaîne télévisée montre à quel point l'establishment, peu habitué à ces méthodes et à cette décontraction vestimentaire, retrouve vite ses réflexes corporatistes. Dénonçant au passage les agissements en sous-main d'une banque américaine. Enfin, l'échec de Carrefour, contraint au début de mars à se retirer du pays, montre à quel point la forteresse nipponne reste toujours verrouillée. «Les Japonais ont le cartel dans le sang», lance un diplomate en poste à Tokyo. En 2001, la presse japonaise n'avait pas hésité à parler de l'arrivée du distributeur français avec des «bateaux noirs», allusion à la flotte du commodore Perry venu forcer l'ouverture du Japon en 1853 et 1854.

Un siècle et demi plus tard, même lente, l'ouverture est pourtant à nouveau au programme. Un tiers de la Bourse de Tokyo appartient déjà à des investisseurs étrangers. Surtout, après Nissan, c'est au tour de Sony de faire appel pour la première fois de son histoire à un gaijin (étranger), un Américain de surcroît. Avec pour mission le redressement de l'ancienne icône nipponne de l'électronique. Un signe que l'arrogance des années 1980 est bel et bien révolue.

Post-scriptum

Le gouvernement japonais compte sur Aichi Expo, qui se tient jusqu'au 25 septembre, pour mener une «diplomatie de l'Exposition universelle». Tokyo entend tirer partie de la visite d'une soixantaine de chefs d'Etat et de gouvernement pour plaider l'obtention d'un siège au Conseil de sécurité des Nations unies. Jacques Chirac, qui s'est rendu au Japon du 26 au 28 mars, a été l'un des premiers visiteurs.

De notre envoyé spécial