JETRO dans la presse

Le Japon décrète la fin des délocalisations
par Jean-Pierre Robin


Le Figaro, 25 novembre 2004 — Page 10 —
Rubrique : chances et risques du monde, les clés de la mondialisation

Voici une déclaration étonnante pour des Européens, et même des Américains, qui ont la hantise de voir leurs emplois fuir sous d’autres cieux : « C’en est fini de la peur de la désindustrialisation ou de la délocalisation pour le Japon.»

Ces propos roboratifs sont ceux de Sumihiko Seto, le directeur général du Jetro à Lyon (Japan External Trade Organization), autrement dit l’organisme public du commerce extérieur japonais (1). Il se fonde sur des sondages particulièrement encourageants réalisés par le Meti, le ministère japonais de l’Economie, de l’Industrie et du Commerce : près de la moitié des industriels ont l’intention d’accroître leurs investissements, et 10 % envisagent même de rapatrier leur production dans l’Archipel. « Il s’agit de produits à haute valeur ajoutée tels que les cristaux liquides, les écrans plats, les semi-conducteurs assistés, les composants LSI, la résine multifonctionnelle, etc. », précise-t-il.

Le Japon est en train de réaliser à son profit ce qui reste à l’état de fantasme en France : dans la division internationale du travail les « pays avancés » se spécialisent dans les emplois « à haute valeur ajoutée ». « Les industries japonaises ont inventé une nouvelle chaîne de valeurs avec leurs filiales à l’étranger. Il s’agit d’une division internationale complexe du processus de fabrication. D’où trois nouveaux visages du Japon : comme laboratoires de pointe, mais également comme plaque tournante de l’approvisionnement des semi-produits (composants, matières, biens d’équipement) et enfin comme le marché le plus lucratif du monde en terme de demande avec 120 millions de consommateurs très exigeants », affirme Sumihiko Seto.

Il fait observer qu’à aucun moment délocalisation n’a rimé avec désertification industrielle. Même au plus noir des années 90, lorsque les entreprises nipponnes s’établissaient en masse en Asie du Sud-Est puis en Chine. La preuve en est que les expéditions de produits manufacturés « made in Japan » n’ont jamais diminué, selon une étude de l’université de Hitotsubashi à Tokyo. La décennie de vaches maigres de l’économie du Japon avec un taux de croissance globale du PIB de 1,3 % par an entre 1993 et 2003 est une réalité peu contestable. En revanche, la force de frappe à l’exportation s’est maintenue intacte. Elle a même redoublé depuis cinq ans, grâce à un triplement des ventes à la Chine.

On peut y voir, pour reprendre le jargon ministériel français, une bonne « orientation géographique des exportations » du pays du Soleil-Levant. Ses ventes internationales se réalisent à 40 % sur l’« Extrême-Orient », lequel ne compte que pour 4,5 % dans le cas des exportations françaises. Il semblerait que la proximité géographique n’est pas totalement étrangère à de tels tropismes !

Pour sa part, le Jetro préfère mettre en avant les mérites des entreprises nipponnes et leur « nouvelle compétitivité » (sic). Il l’explique en citant cinq cas de figure de management, associés à des exemples d’entreprise : « la concentration verticale (Sharp) ; l’optimisation maximale ou l’amélioration continue (Toyota et Kyocera) ; la mise en oeuvre d’une méthode de livraison rapide de fabrication d’une gamme variée mais de faible volume (Fujitsu, Matsushita) ; le rapprochement entre l’aval et l’amont de la production (Sony) ; la robotisation à 100 % (Onward et World dans le domaine du tissage) ».

Résultat de ces efforts, dans « de nombreux secteurs, l’écart des coûts de production entre le Japon et le reste de l’Asie est seulement de l’ordre de 15 % à 20 % et la moindre hausse des coûts de logistiques ou la moindre fluctuation des cours de change peut facilement réduire ce différentiel », selon l’expert du Jetro. Un haut responsable de la Banque du Japon nous tient un discours similaire : « Il y a trois ans, la Chine était perçue comme une menace. Aujourd’hui, ce sont les avantages mutuels qui dominent. »

Voilà comment l’économie nipponne a surmonté le défi des délocalisations. En sachant les organiser. « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs », dit-on en France pour affronter un sort complexe. Hélas, on en reste ici au temps des jérémiades et des rapports administratifs.

La commission des finances du Sénat, que préside Jean Arthuis, vient d’en commander deux nouveaux, souhaitant « bénéficier de l’expertise extérieure des cabinets Ernst and Young et Katalyse ». Ces études, dont les résultats « sont attendus début février 2005 » devront présenter « pour la France le bilan de la mondialisation de l’économie ». Elles devront « évaluer la part du budget des ménages consacrés à des produits et services exposés à la délocalisation » et « offrir une vision prospective des emplois de service pouvant à terme être délocalisés ».

En 1993, Jean Arthuis, dans un rapport à la même commission des finances du Sénat, prédisait ceci : « Les délocalisations portaient jusqu’à présent (en 1993, NDLR) sur certains produits bien spécifiés (produits de masse, légers, transportables...), mais le champ des concurrences insurmontables deviendra bientôt infini. » C’était bien vu. De même, Jean Arthuis, devenu ministre des Finances en 1995, montrait-il en exemple le Danemark. Son mélange de solidarité sociale et de flexibilité, sa fiscalité indirecte élevée (TVA), censée frapper le consommateur pour pouvoir mieux épargner le producteur.

Il est pour le moins étrange que le modèle danois et la « TVA sociale » fassent de nouveau la une de l’actualité en cet automne 2004. Des tonnes de rapports d’évaluation et de diagnostics sur les délocalisations se sont accumulées en douze ans sans qu’on soit réellement passé à l’action. Nos gouvernements rappellent cette ménagère qui veut faire bouillir de l’eau mais retire constamment sa casserole du feu avant que la température atteigne les 100 degrés.

Le commissaire général au Plan, Alain Etchégoyen, le reconnaît volontiers : « Des diagnostics, on en a plein les armoires. Notre rôle consiste à faire des propositions. Malheureusement la culture française des sciences sociales n’est pas prospective. On se contente de faire des analyses. » Le Japon montre au contraire qu’il est possible de définir des stratégies prospectives associant entrepreneurs privés et pouvoirs publics. C’est ce qu’a su faire le Ministry of Economy, Trade and Industry, l’ex-mythique Miti rebaptisé qui pendant un demi-siècle a orchestré avec succès la stratégie japonaise et qu’on avait enterré un peu vite. La mondialisation ne condamne nullement les nations à l’impuissance.

(1) La Lettre de Jetro Lyon, quatrième trimestre 2004

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